Atteindre l'essence de chaque chose

Entretien de Lars Norén, metteur en scène de « Poussière » , avec Amélie Wendling, collaboratrice artistique.

IL Y A DE PLUS EN PLUS DE SILENCE DANS MON ÉCRITURE

J’ai commencé à écrire des poèmes à 13 ans. J’ai été publié à 18 ans et suis resté poète pendant 20 ans. Maintenant j’ai 73 ans. Cela fait donc soixante ans que j’écris. C’est un long, très long temps.

L’ écriture se transforme bien sûr, nous approchons notre être profond, notre noyau, notre essence.

C’est ce que je veux faire, atteindre l’essence de chaque chose. Avant, mes pièces étaient très remplies, ma poésie aussi, maintenant, j’enlève, je « décrée » on pourrait dire. Avant, il était important pour moi de savoir où mon texte finirait. Maintenant, si j’écris et si je sais ce que ma pièce va devenir, j’arrête immédiatement. Je veux aller vers ce que je ne connais pas à l’intérieur de moi, vers ce qui est totalement nouveau. Je veux devenir un étranger. Écrire loin de ce que je suis. Ces dernières années j’ai commencé beaucoup de pièces mais après cinq, dix pages je savais ce qui allait arriver donc j’arrêtais. Je peux toucher cette nouvelle façon d’écrire plus facilement avec la prose. Récemment, j’ai publié trois romans, je me sens plus libre. Dans ce travail-là, j’ai entrevu une personne que je ne connaissais pas.
Ces pièces sur les personnes âgées sont nées parce que moi-même je vieillis. Je ne suis plus intéressé par les phrases intelligentes et bien huilées, je connais cette machinerie. Je veux créer différentes atmosphères, différents mouvements. Il y a de plus en plus de silence dans mon écriture.

Dans la phase de vie où je suis, je réalise que ce sont les choses très simples qui recèlent les plus grands secrets.

Comme si on rencontrait des personnes dans la nuit, des personnes complètement étrangères mais qui nous révèlent un abysse de connaissances, un langage caché.
Dans Poussière, nous sommes à la fin. Qu’ est-ce qui a été important dans une vie ? Qu’a été ma vie ? Mon temps ? Que vais-je emporter avec moi dans la mort ? Qui suis-je ? Il est tellement facile de dire « je », de dire que nous sommes un « je » spécifique. À la fin, la vérité est révélée. La vie est comme le reflux d’une vague. Le sol est nu et on voit alors une partie de notre vie étalée dans l’espace vide. Dans cette pièce, je cherche ces détails-là, ces moments qui définissent une vie.

LE THÉÂTRE, CE DERNIER LIEU SACRÉ

Dans mon écriture, la vie intime des hommes et les questions de société s’entremêlent souvent. Dans mes derniers textes pourtant, d’une certaine manière, je quitte le monde. À quel point ces migrants nous bouleversent-ils ? Nous sommes aussi proches de ces personnes mortes sur la plage que les personnages. Même si elles sont mortes à quelques milliers de kilomètres, comment nous affectent-elles ? Comment ces tragédies touchent-elles nos vies, notre langage ? Cela n’ a aucun effet. C ’est ce qui m’intéresse. Quoi que nous montrions sur scène, rien ne peut être comparé à la vie réelle. L’espoir n’est pas dans l’art, pas sur scène, mais dans le public. Une émotion peut naître en chacun, qui fait changer, même seulement une toute petite partie de sa vie, de sa façon de vivre.

Je pense que le théâtre est puissant.

Si l’on peut par exemple s’identifier à Iago dans Othello, si l’on peut voir les raisons pour lesquelles il agit ainsi, si l’on peut voir l’escroc et l’entendre à l’intérieur de soi, alors on apprend quelque chose sur soi.
Ce n’est pas montrer les victimes qui m’intéresse mais montrer le monde qui a rendu cela possible. Et comment ces tragédies affectent les gens qui regardent. Les circonstances. Les conditions de la société qui continue d’agir comme si rien ne se passait. Si l’on continue de détruire la planète, on aura besoin de quatre planètes comme la nôtre pour continuer. Et on a une seule planète, blessée. Pourquoi ne commence-t-on pas à agir ? Est-ce parce que c’est trop compliqué de le décider, de le prendre en charge ?
Je pense qu’il y a eu un grand changement dans le monde ces deux dernières années. Pas seulement à cause des réfugiés et des grandes tragédies.
Pour moi, le théâtre est un lieu sacré.

Rien n’est plus beau qu’une scène vide. Attendant un comédien. Attendant les mots. Les mouvements.

Je ne vais pas dans les églises, je ne vais pas dans les temples ni dans aucun autre lieu sacré, mon église est le théâtre. Un théâtre avec l’absence de Dieu. C’est un lieu sacré car on a la possibilité de montrer l’ être humain dans son ensemble. Ses besoins, son langage, son histoire, son futur. Une connexion s’établit avec le public, ce qui est créé l’est avec ce public à cet instant, on partage mouvements, émotions, pensées, on crée ensemble. Je pense qu’il est très important de ne pas mentir sur scène, d’être le plus sincère possible, et ainsi chercher la vérité sur notre condition.

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« RAGE, RAGE AGAINST THE DYING OF THE LIGHT » (1)

Quand je commence à répéter une pièce j’ai l’habitude de demander aux comédiens qui va survivre. Cette fois, non, puisque tous disparaissent sauf Marilyn. Mais peut-être que sa vie sera plus terrible après, parce que sa mère, même extrêmement fatiguée, est une sécurité pour elle.
Ces personnages meurent en étant les personnes qu’ils sont, à la différence de beaucoup lors des siècles passés. Ou même des migrants noyés et des victimes des guerres d’aujourd’hui. Si l’ on meurt en étant qui l’on est, en connexion avec soi et son histoire, et que l’on n’a pas trop de remords, alors on est heureux. Ceux qui meurent parce qu’un autre prend leur vie ne peuvent pas l’accepter. C’est comme un compositeur qui crée une musique que personne ne jouera ni n’ entendra. Une vie gaspillée. C’est cette différence que je veux faire entendre sur scène.
Mais il est difficile de regarder la mort et donc sa vie. C’est étonnant. On est jeté dans le monde comme dit Heidegger, avec toutes ses possibilités. On ne sait rien de ces possibilités, on prend forme avec la société, les parents, les circonstances et l’ on se retrouve à vivre une vie, cette vie. Mais il y a quelque chose d’ autre en soi, que l’on cherche, qui est peut-être encore plus soi, encore plus la vie que l’ on aurait dû vivre. J’ai peur quand je m’allonge le soir de voir une autre personne qui aurait eu une autre vie.
J’ai côtoyé plusieurs personnes proches de la mort. Elles étaient calmes. Quand on est jeune on a besoin de beaucoup de choses, on a besoin d’apprendre pour survivre. Pour devenir quelqu’un. Avec l’ âge, on se débarrasse des choses. Le cerveau est très intelligent et paresseux. Il fait ce qu’il a à faire, apprendre à parler, à marcher, etc. Ces personnes que j’ai connues ont d’abord été en colère, elles ne voulaient pas lâcher prise, accepter de mourir. Un jour l’une d’elles m’ a dit « Pourquoi suis-je si stupide, pourquoi est-ce que je m’accroche à la vie ? Pourquoi est-ce que je ne lâche pas ? » Et elle l’a fait, elle est morte la nuit suivante. Le cerveau éteint, une à une, toutes les lumières.

Quand on s’approche de la mort, on regarde seulement ce qui arrive et on accepte de ne rien pouvoir faire. C’est un moment formidable.

Quand on est vivant, il y a peu de moments où l’ on est totalement libre. On n’est jamais autant soi qu’en étant absent de soi-même. On peut alors se regarder depuis un autre endroit, on est ailleurs en soi. Cela arrive lorsque j’écris, ou lorsque je regarde les comédiens jouer. Les comédiens connaissent cela, cette liberté absolue. Je peux aussi la sentir dans mon jardin, quand je fais et refais le même geste, soudain je ne me regarde plus, je suis libre de moi.
J’ai attendu impatiemment de devenir vieux. Parce que cela pouvait être un moyen d’échapper à ce que les gens attendent de vous. D’une certaine manière, j’ai quitté le monde. Je dis non, je veux juste être seul, écrire. Je pensais que devenir vieux rendrait plus évident ce droit de ne pas participer. Mais le corps est plus fatigué, donc plus vulnérable. Tout prend plus de temps, tout est plus compliqué et confus, se souvenir par exemple.
Il y a ce très beau poème de Dylan Thomas
« Do not go gentle into that good night,
Old age should burn and rave at close of day ;
Rage, rage against the dying of the light » (2)

Je ne sais pas si j’ai peur de la mort. Non, je n’ ai pas peur. J’ai vraiment ce rêve : je suis assis dehors sous les arbres, très vieux, et je laisse mon esprit s’ échapper. Le soleil, le jardin, personne n’a plus besoin de moi, je peux juste me laisser m’ en aller, loin.
Je pourrais mourir à n’importe quel instant. J’ai souvent eu cette sensation ces dernières années : je suis dans une pièce avec beaucoup de personnes de mon âge, que je connais, et soudain l’une d’entre elles s’ en va, puis une autre, Charles (3) est parti, et d’autres encore. Ils n’existent plus.

Je sens que la mort s’approche de plus en plus et un jour, elle me dira maintenant c’est à toi de quitter la pièce.

Propos recueillis par Amélie Wendling, décembre 2017

  • 1 « Rage, enrage contre la lumière qui se meurt »
  • 2 « N’entre pas apaisé dans cette bonne nuit, La vieillesse devrait s’embraser, se déchaîner face au jour qui s’achève ; Rage, enrage contre la lumière qui se meurt.»
  • 3 Charles Koroly, scénographe de Lars Norén en Suède
Article publié le 22 janvier 2018
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